Les défis d’une politique « profane »
Philippe Pignarre, éditeur des Empêcheurs de penser en rond, répond à Daniel Bensaïd et à son livre, « Éloge de la politique profane » (Albin Michel, 22 euros).
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Photothèque Rouge/Franck Houlgatte
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Le livre de Daniel Bensaïd est très important. Au moment où la LCR s’engage dans un tournant qui pourrait bien être de nature stratégique, il est l’occasion de réfléchir à la manière dont les
héritiers du marxisme appréhendent le monde contemporain et travaillent à le changer. Cet article ne s’attardera pas sur les chapitres qui décrivent et analysent l’évolution du capitalisme et des
formes de pouvoir étatiques. Ce sont certainement les meilleurs et les moins contestables. À eux seuls, ils devraient faire l’objet d’une recension, car ils font le point sur les bouleversements
du monde que nous voulons changer. Il m’a semblé plus intéressant de faire le point sur « la pointe » de l’ouvrage, sur ce qui peut en être contesté et doit être discuté, en sachant que
ce sont les questions les plus difficiles et que, en la matière, nous avançons tous à tâtons. Utilisons donc ce livre pour ouvrir une controverse, même si cela me fait courir le risque d’être
parfois injuste.
Il s’agit de relever le pari de savoir comment le mot « profane » peut constituer la bonne occurrence pour faire une politique anticapitaliste efficace. Une politique
« profane » nous intéresse, car elle pourrait signifier « absence de transcendance ». En quoi une transcendance a-t-elle pu être une tentation chez les marxistes ? Et laquelle
? Un léger détour peut nous permettre de comprendre. Nous sommes à un moment où l’héritage léniniste repris de la manière efficace d’Ernest Mandel est en crise. Je pense ici à la conception du
parti révolutionnaire en tant qu’avant-garde. Voilà ce qu’écrivait Mandel dans une brochure de formation de la LCR, à la fin des années 1970 (« Construire le parti révolutionnaire ») :
« La conception léniniste se fonde sur une certaine autonomie de l’analyse scientifique, c’est-à-dire de la théorie marxiste qui, bien qu’elle ait été conditionnée historiquement par le
développement de la lutte de classe prolétarienne et ses premiers débouchés vers la révolution prolétarienne, ne peut être considérée comme un produit mécanique de cette lutte de classe, mais
doit être envisagée comme le résultat d’une pratique théorique (d’une “production théorique”) qui ne parvient que progressivement à se lier à la lutte de classe. […] La catégorie de
parti révolutionnaire trouve son origine dans le fait que le socialisme est une science qui ne peut s’approprier qu’en dernière instance dans sa totalité, non pas de manière collective, mais par
le travail individuel. »
Anticapitalisme
La théorie était claire, nette et sans bavures : le prolétariat « aliéné » a besoin d’une avant-garde qui possède un savoir spécifique auquel la lutte des classes ne suffit pas à donner
accès. On est ici en pleine transcendance, même si elle est laïcisée grâce à l’emploi un peu magique du mot « science ». Je ne crois pas que Bensaïd (et plus grand monde dans la
direction de la LCR), se reconnaîtrait dans cette formulation de Mandel, et ce livre pourrait représenter un nouvel effort pour en sortir. Mais par quoi remplacer cette formule algébrique, qui
était d’une logique théorique impeccable ? Quel contenu donner à « profane » ?
Si la question n’est plus celle d’une « avant-garde », quel nom pourrait bien traduire la nouvelle ambition anticapitaliste ? On pourrait dire, pour faire court, que l’avant-garde sait
tout avant tout le monde. Elle « connaît » la carte stratégique de l’ambition anticapitaliste : où on est, où on va, comment on y va (une théorie de la révolution qui va hanter
Trotsky). Elle est capable, dès le début, de voir les illusions. De là, à les dénoncer, le chemin est évidemment toujours court. Il y a quelque chose de prophétique dans la vocation d’une
avant-garde. Voilà pour la transcendance !
Mais comment, alors, pour être « profane », ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et renoncer à toute forme d’organisation en parti anticapitaliste ? Nous avions proposé, avec
Isabelle Stengers, la notion de « jeteurs de sonde » : certes, on ne connaît pas la totalité de la carte, mais il y a place pour ceux qui peuvent dire « là ça passe, là il y a des
courants dangereux, là il y a un risque d’ensablement, etc. » Cela suppose plusieurs choses : d’abord, ne rien oublier, être les héritiers dignes de tous ceux qui, dans le passé, ont mené un
combat anticapitaliste, ont perdu ou remporté des victoires. Le nouveau livre de Bensaïd est, de ce point de vue, exemplaire. Par exemple, quand il écrit : « Vous ne voulez plus des
classes, ni de leur lutte ? Vous aurez les plèbes et les multitudes anomiques. Vous ne voulez plus des peuples ? Vous aurez les meutes et les tribus. Vous ne voulez plus des partis ? Vous aurez
le despotisme de l’opinion. » Le pire, en ce domaine, est de vouloir faire table rase. Il ne faut faire table rase de rien, d’où l’ambiguïté de la notion d’émancipation.
Expérimentations
Mais une seconde chose est nécessaire : l’expérimentation. Sur ce point précis, le livre de Bensaïd ne rompt pas avec la « transcendance » de l’avant-garde. Le mot
« expérimentation » rappelle discrètement celui de « science », mais il a le pouvoir de nous débarrasser de toute théologie. Ici, Daniel Bensaïd hésite quand il écrit, par
exemple : « Des lycées autogérés aux communautés affinitaires, en passant par les expériences pédagogiques ou antipsychiatriques, les expériences vérifiant ce diagnostic abondent au
cours des années 1970. Il serait également éloquent de confronter l’importance accordée par Guattari aux radios libres ou au crédit alternatif comme modes de singularisation, avec ce qu’il en est
advenu dans le cadre de la contre-réforme libérale, pour mesurer les limites d’une expérimentation nécessaire, mais aisément récupérable dès lors qu’elle ne s’inscrit pas dans un projet politique
d’ensemble. »
On sait que le capitalisme a une capacité de « récupération » absolument inouïe. Cela fait partie de sa définition. On ne prend donc pas beaucoup de risques à toujours parier sur la
récupération, et toutes les expérimentations pourraient être condamnées de la même manière – y compris les premières mutuelles, qui ont été, au xixe siècle, la matrice de la Sécurité
sociale, inventant pratiquement le « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ». Mais faire ce pari, c’est concrètement barrer la route à tout processus d’apprentissage
collectif et se mettre en situation de « donneurs de leçons », d’« avant-garde prophétique »… même si on ne dispose plus de la théorie qui allait si bien avec.
Le rôle d’un parti anticapitaliste n’est pas d’enfermer tous ceux qui expérimentent une résistance au capitalisme dans des dilemmes incontournables (ce que vous faites est
« récupérable »). Ce serait les désespérer et se condamner à ne rien apprendre avec eux. Daniel Bensaïd semble parfois l’impression de tirer sur tout ce qui bouge, et il donne ainsi une
prime à la dénonciation sur l’expérimentation et l’apprentissage collectif. On n’a pas à juger les expérimentations au nom d’un projet transcendant qu’une minorité détiendrait. Les
expérimentations méritent d’être jugées à une seule chose : leurs conséquences. C’est ainsi seulement que nous deviendrons totalement profanes.
Philippe Pignarre