Comme ils sont engagés dans la Valle di Susa, Mathilde souhaite qu'il fasse un détour par le
monastère sacré de San Michèle où se trouve un ex-voto qui l'attend.
Ce n'est pas la foi qui l'incite à proposer cette escapade à ses compagnons de route. Cette
abbaye est à l'image de ce que fut sa vie : toute d'assauts et de ruines. Et puis, lorsque le pape Grégoire XV décida de supprimer ce monastère, en 1622, les murs n'abritent plus que trois
personnes. Détour prémonitoire?
Puis c'est la route qui les reprend.
Comme ils approchent du but, Mathilde souhaite qu'on fasse un détour par les rives du Lago d'Iseo et qu'on aille ensuite dans la vielle ville
de Bergamo città alta . Le conducteur accepte.
En dépit des ans tout est conforme à son attente. Le vol des oiseaux qui ne renoncent jamais à
trouver à becqueter. Le lac s'étale jusqu'à un horizon absorbé par l'obscurité des Orobie. Les pré-alpes bergamasques ne sont jamais rieuses même
sous le soleil qui s'est invité dans leur vadrouille.
Ninon voit son angoisse croître démesurément. Les cabines téléphoniques italiennes, pour
pittoresques qu'elles soient, ne fonctionnent qu'avec des cartes achetées dans les bureaux de tabac ou les agences d'Italcom dont les horaires d'ouverture ne coïncident pas avec celles de leurs
pauses.
Le chien et Mathilde sont allés près de l'eau en se faufilant entre les joncs et les roseaux.
Elle se retourne. Ils ne sont pas descendus de l'auto et l'attendent. Ils ne vont pas être à elle longuement, il faut qu'elle savoure ces instants.
Mathilde et le toutou réintègrent la bagnole. Ils dégagent un parfum de vase. Elle pense qu'ils la transbahutent comme une vieille chose sympathique, préoccupés par leurs embrouilles au sujet
desquelles elle sait que dalle.
On accède à la Città Alta en contournant
furtivement la ceinture des remparts. Lorsqu'ils pénètrent par la porte principale et foulent le revêtement pavé, les voies sont vides. En revanche, sur la piazza del Duomo, devant la basilique Santa Maria Maggiore, c'est l'effervescence car on y tourne un film. Les comédiens, les figurants et les assistants en
tout ce qu'on veut s'agitent autour d'un véhicule resplendissant. Un type en jaquette investit le siège du conducteur. Un probable assistant du
metteur en scène lui donne en gesticulant des instructions quant à trajet à parcourir. Il indique une direction. Les badauds comme hypnotisés fixent l'index pointé sur une femme qui se tient
coite à l'autre extrémité de la scène. Environ trente cinq ans, maquillage trop accentué, coiffure bouffante. Elle paraît danser. Un autre assistant lui explique avec application ce qu'elle doit
faire. Ça caille. Des autocollants RAI 2 sont partout visibles.
Le clap. La voiture se meut, la femme aussi et ce qui doit arriver n'arrive pas car on entend
un coup de feu et la nana s'écroule. Mathilde a couiné, l'homme au chien est tétanisé et Ninon pétrifiée.
- On la refait, gueule un porte-voix en italien.
Conciliabule entre les différents protagonistes. À la sixième reprise les badauds sont tentés
d'aller baguenauder ailleurs mais comme la pause est décrétée, c'est un joyeux bordel qui s'installe et que Ninon met à profit pour tenter d'appeler ses commanditaires. Ça répond dès la première
sonnerie. Elle se magne, elle se goure. Elle a été obligée de les accompagner en Italie. La voisine décatie et le loustic. Mais ce n’est pas
loin quand même. Ils seront de retour à temps. Ils sont à Bergamo et la description de la place et du porche des lions roses n'a pas l'air d'inspirer son interlocuteur.
L'homme d'en face de chez Mathilde est las de toutes ces vacuités. Ils ont vraiment l'air d'avoir mis
les bouts pour une longue durée. A présent que le départ de sa femme ne l'emmerde plus, c'est celui de Mathilde qui le chagrine ainsi que celui de Ninon dont la démarche chaloupée lui permettait
de rester à quai.
Quand ils sont parvenus à destination, l'obscurité de la nuit les avait
précédés.
La journée est à l'ouvrage depuis un bout de temps tout comme Mathilde d'ailleurs. Ninon est encore
au chaud dans les bras de l'homme au chien. Dans la minuscule cuisine au rez-de-mulatière Mathilde a réussi à mettre en route la vieille cuisinière à bois et à charbon. Le ciel est gris et il
fait froid. Ninon a du mal à accepter que l'Italie ça puisse ne pas évoquer o sole mio et nel blu dipinto di blu.
Mathilde leur a indiqué les ballades possibles sans les accompagner mais le temps est menaçant
et en empruntant un sentier qui semblait prometteur, ils débouchent sur un lotissement digne des quartiers pavillonnaires dont les Français sont si friands.
Plus loin, néanmoins, la montagne redevient attachante avec ses murettes, ses trebuline et son absence totale d’humains.
L'homme au chien est désemparé par la mine anxieuse, déformée par le déplaisir que lui offre Ninon.
Il espérait...Il espérait quoi au fait? Il aurait qu'elle apprécie ce périple inattendu, qu'elle s'exclame quand ça vaut la peine. Ne sort de son mutisme que pour éclater en sanglots. Elle se
laisse entourer par deux bras.
Claude Brozzoni, l'Abergement de Varey, janvier 2010.
Toutes les droites pour „La Maldonne de Lugdunum“ appartiennent à son auteur (Claude Brozzoni).